Merci président. Mesdames et messieurs, chers collègues,
Si j'éprouve un sentiment de frustration et d'échec face à notre projet d'avis, c'est non seulement parce que le thème méritait mieux, mais aussi parce que le résultat traduit une nouvelle fois toutes les insuffisances d'une méthode de travail qui ne permet pas d'aboutir à quelque chose d'utile pour la Picardie aujourd'hui et la Grande Région demain.
J'en arrive à cette conclusion à partir d'un constat et dedeux convictions. Le constat, c'est l'importance grandissante des fractures, notamment territoriales.
Ce phénomène a beaucoup plus de portée que ce qu'il advient de tel ou tel territoire considéré séparément. C'est tellement vrai, que si les découpages que l'on peut faire divisent encore les géographes (la France périphérique par opposition aux métropoles "mondialisées" et "gentifiées" selon Christophe Guilluy, les territoires à dominante productive, publique, sociale ou résidentielle si l'on en croit Laurent Davezies), la montée des fractures, elle, fait quasiment l'unanimité et personne ne porte plus l'idée d'un espace rural homogène s'opposant à un espace urbain lui aussi homogène.
Ces fractures sont une menace, car ce sont elles qui sont à l'origine de l'avancée des communautarismes etdu délitement, aussi bien de l'esprit public que du lien social. Et je ne citerai pas certains sondages qui devraient nous faire prendre toute la mesure de la désespérance, du sentiment de désaisissement et des risques qui en découlent.
C'est d'autant plus vrai qu'ilne s'agit sansdoute pas d'une menace transitoire, car les mécanismes qui assuraient hier encore la cohésion ontprogressivement été vidés de leur sens. Ainsi la mécanique fiscale produit aujourd'hui une redistribution à l'envers, mettant de plus en plus à contribution les plus pauvres, et redistribuant largement ... aux plus riches, et tout particulièrement aux grandes fortunes. Quant à la péréquation entre territoires, elle est non seulement illisible mais de plus en plus inexistante, puisqu'elle passe essentiellement par le soutien à des projets qui ne sont que la traduction des moyens inégaux des territoires.
C'est dire que contrairement à ce qu'affirme le rapport, la question des fractures au sein du monde rural ne concerne pas seulement les ruraux, qui, parait-il, "devraient s'en saisir" et "y répondre par eux-mêmes". Elle concerne tout le monde car personne n'a intérêt à un aménagement du territoire fondamentalement clivant tel qu'il est en train de se mettre en place.
Face à ce constat, ma première conviction c'est que c'est une erreur profonde que de tenter d'y répondre par la "gouvernance", cette gouvernance par les nombres, qui est à la démocratie ce que le "bonsaï" est à l'arbre. Elle repose sur la prétention de quelques uns à parler au nom d'une rationalité -qu'ils n'hésitent pas à s'attribuer- et à priver un peu plus de la parole ceux qui ne parlent plus guère. A ce titre la gouvernance fait plus partie du problème que de la solution.
Je vous invite à relire (ou à lire) Alain Supiot, Qui montre avec beaucoup de pertinence, que face à cette ambition de "calculer" la loi (la substitution de la carte au territoire, pour reprendre son expression), il faut bien qu'il y aît quelque part une instance qui prenne en charge ce qui est justement incalculable (par ex. la dignité des personnes).
Aux antipodes de cette gouvernance, qui échappe complètement au débat public, il conviendrait au contraire de repolitiser ces questions territoriales, notamment en réaffirmant, comme le fait le CESE, la nécessité de redonner vie à une politique nationale d'aménagement du territoire et en lui fixant des objectifs ambitieux.
La FSU adhère totalement à cette exigence et notre avis picard aurait beaucoup gagné à la reprendre et à en préciser les objectifs en termes d'égalité entre régions et au sein des régions. C'est ainsi que le Schéma Régional d'Aménagement et de Développement Durable du Territoire (SRADDT) de la région Nord-Pas de Calais prévoit d'élaborer une Direction Régionale d'Aménagement (DRA) sur la réduction des inégalités territoriales. Nous aurions pû -et nous aurions sans doute dû- aller dans le même sens.
Ma seconde conviction porte sur la tentation numérique, omniprésente dans le rapport, et qui serait la solution ultime -je cite- "au sentiment de délaissement des territoires ruraux". Certains parlent aujourd'hui de "République Numérique", et je ne résiste pas au plaisir de citer la secrétaire d'Etat Axelle Lemaire : "Mon ambition est de faire du numérique un grand sujet politique (...); dans le language des startups, ce projet serait "agile, user-centric and scalable". Voilà qui va incontestablement rassurer dans les campagnes.
En réalité la réponse anonyme d'un ordinateur ne remplace en rien celle d'un interlocuteur que l'on connait et avec qui on a établi des liens de confiance. Ainsi, même si tout n'est pas à rejeter ( l'idée par exemple, d'un géo-service public numérique est plutôt intéressante et à concrétiser), tout cela repose quand même sur l'illusion que la fracture numérique consiste en une inégalité d'accès aux tuyaux numériques, alors qu'en réalité il s'agit beaucoup plus d'une inégalité quant à l'usage. Et là il n'y a pas de mesure simple pour y remédier.
Notre CESER a bien sûr mordu à tous ces hameçons, avalant en même temps le leurre, la ligne et le bouchon...
Nous continuons à voir les espaces ruraux comme des entités homogènes. Je ne vais pas citer toutes les phrases qui illustrent dans le détail cette absence de prise en compte réelle des fractures grandissantes.... "L'avenir des territoires ruraux passera (...) par la capacité à parler d'UNE seule voix" (P. 35); "les conseilsde développement sont susceptibles de constituer un des éléments essentiels de LA gouvernance rurale que leCESER appelle de ses voeux (P. 37); "en l'absence d'UNE gouvernance permettant aux territoires ruraux de parler d'UNE seule voix (P. 41)... et cela réapparait encore P. 44, et dans la conclusion : "L'avenir se décidera à trois : la métropole lilloise, les aires urbaines et les territoires ruraux."
Maintenir cette perception d'un rural opposé à un urbain, c'est en réalité cultiver le terrain d'une crise politique majeure sur fond de repli identitaire, crise qui a d'ailleurs déjà commencé.
Même incertitude en ce qui concerne la politique d'aménagement telle que le CESER la conçoit. P. 61 on peut lire que "chaque entité agira pour tirer au mieux son épingle du jeu", mais attention "pas dans la concurrence". Comprenne qui pourra.
Le concept de gouvernance est partout, sans que soit jamais interrogés les effets qu'il produit, et notamment la perte de légitimité. Quelle est, aux yeux des citoyens, la légitimité d'un "Conseil de Développement"? Il est assez intéressant de constater que tous ces conseils, soi-disant au plus près du terrain et conçus justement pour tenir compte des spécificités locales, produisent tous les mêmes analyses, utilisent les mêmes concepts et aboutissent aux mêmes préconisations. Ce qui devait prendre en compte la diversité est en réalité un outil puissant d'uniformisation (et soit dit en passant, cette remarque vaut aussi pour les CESER).
Alors que la période récente est marquée par un net recul de l'Etat à travers de nouveaux transferts "déguisés" vers lescollectivités locales, l'associatif à but lucratif ou même le secteur privé -et de ce point de vue je ne peux que m'associer, pour éviter de redire la même chose, aux propos des intervenants précédents, notamment syndicaux, quant à la nécessité de défendre un vrai service public dégagé des contraintes de la rentabilité- la vraie réponse aux inquiétudes légitimes et parfois au malaise profond -qui conduit de jeunes français à aller faire le djihad je ne sais où- la vraie réponse c'est plus -et mieux- de démocratie.
C'est redonner -dans les campagnes et ailleurs- la parole à ceux qui en sont privés depuis longtemps. c'est revenir, au-delà du seul moment électoral, à la question fondamentale de l'organisation du pouvoir citoyen, qui ne se limite pas à l'orgnisation d'une délégation, mais implique, sur un mode actif et permanent, des formes de contrôle, de vigilance, d'évaluation et le cas échéant le pouvoir de remettre en cause ou d'infléchir. On ne trouve évidemment jamais trace de cette préoccupation dans un rapport qui jamais neva à l'essentiel.
C'est pourquoi je voudrais finir en affirmant que cette erreur de diagnostic n'est pas le fruit du hasard.
Notre projet d'avis est passé par des étapes successives. Au départ s'était imposée une problématique de la désertification, pas seulement la désertification au sens des géographes, mais aussi au sens de pauvreté des relations et des échanges, tel que l'avait par exemple bien identifiée Durkheim, quand il en faisait une cause des situations anomiques.
Nous sommes passés ensuite, par un glissement dont on n'a pas toujours mesuré la portée, à une problématique "des mutations", ce qui est très différent et qui a permis de revenir à un concept de ruralité unique, sujette à des mutations diverses et variées, dont quelques unes étaient encore préoccupantes.
Enfin nouveau glissement : les mutations ne présentaient plus qu'un risque potentiel, pour l'avenir; en même temps disparaissait l'urgence et la volonté d'une solution globale.
C'est l'état de notre projet d'avis aujourd'hui, et je cite cette extraordinaire phrase de conclusion : "dans une société au sein de laquelle tout territoire est en concurrence avec son voisin, les territoires ruraux doivent se donner les moyens de répondre par eux mêmes à leurs propres besoins stratégiques. A défaut, la désertification qui n'est pas d'actualité aujourd'hui, sera leur réalité de demain."
Eh bien cet abandon ne suffisait pas. Et l'un des amendements -et qui a heureusement été rejeté par la commission- visait à faire disparaître aussi du texte la mention d'un risque potentiel. Tout va bien, Madame la Marquise ! Tout est pour le mieux en Picardie !
C'est cette propension à toujours positiver, même quand il y a le feu au lac, à toujours mettre le couvercle sur les problèmes, qui empêche notre CESER non seulement d'être utile, mais aussi d'être respecté. Il faudra bien qu'on en parle un jour.
Merci président, de m'avoir laissé aller jusqu'au bout.